Deux journalistes risquent d’être condamnés à la peine de mort en Éthiopie. Ce vendredi 3 juin, le rédacteur en chef du réseau Oromia News Network, Dessu Dulla et l’un de ses présentateurs phares, Bikila Amenu, doivent comparaître devant les tribunaux pour “outrage à la Constitution”, après avoir documenté les crimes commis dans les régions du Tigré et de l’Oromia.
Au même moment, l’Éthiopie pourrait dépasser l’Érythrée et devenir la plus grande prison de journalistes en Afrique subsaharienne, suite à l’intensification de la vague d’arrestations massives dans le pays : 18 professionnels des médias ont été arrêtés en moins de dix jours, entre le 19 et le 28 mai.
“La situation est extrêmement préoccupante en Éthiopie, où deux journalistes risquent la peine de mort simplement pour avoir fait leur travail, déclare Sadibou Marong, directeur du bureau Afrique de l’Ouest à RSF. Dans un pays frappé par une crise humanitaire et politique intense, les affrontements ne doivent pas servir de prétexte aux autorités pour freiner la liberté de la presse. Nous appelons le gouvernement à immédiatement abandonner toutes les charges à l’encontre des deux journalistes et à mettre fin aux arrestations de masse sur le territoire.”
Vent d’arrestations sur le pays
Entre le 19 et le 28 mai de nombreux journalistes, dont Meaza Mohammed (Roha TV), Sabontu Ahmed (Finfinnee Integrated Broadcasting), Solomun Shuye (Gebeyanu Media) et Yayesew Shimelis (ex-Ethio Forum Media), qui couvraient l’actualité sur le territoire via des médias indépendants ou des chaînes YouTube, ont été la cible de raids, dans le cadre d’une vague d’arrestations massives. La plupart sont accusés par le gouvernement central “d’inciter à la violence et de créer la discorde dans le pays”, alors même que certains, comme Temesgen Desalegn de Feteh Magazine, n’ont fait aucune apparition sur leurs chaînes YouTube depuis plusieurs années. Au total, près de 6 000 individus ont été arrêtés sur le territoire en une dizaine de jours.
C’est à Bahir Dar dans l’État de l’Amhara, deuxième région la plus peuplée du pays et voisine du Tigré, qu’ont débuté, le 19 mai dernier, ces arrestations massives. Prétextant une opération dite “de maintien de l’ordre”, les forces fédérales avaient alors interpellé quatre journalistes de Nisir International Broadcasting Corporation et cinq de la chaîne Youtube Ashara. Le gouvernement central les soupçonnait de soutenir les forces Fano, une milice active en Amhara, perçue comme une menace par les autorités.
Une répression massive qui risque de continuer. Dans un communiqué du 27 mai dernier, la police fédérale a affirmé avoir « identifié 111 médias illégaux hébergés sur Internet”. Les journalistes arrêtés travaillent à “créer un conflit interethnique et interreligieux, ainsi qu’à saboter la paix et la sécurité du pays ont été identifiés et arrêtés et font l’objet d’une enquête ». Ces individus « se livraient à des discours de haine » et « étaient payés pour répandre des informations fausses et sources de conflit », selon elles.
Des procédures arbitraires récurrentes
Si certains, parmi les professionnels des médias arrêtés, doivent comparaître devant la justice, comme Meskerem Abera de la chaîne YouTube Ethio Nekat Media, d’autres ont été placés en détention provisoire prolongée dans des lieux tenus secrets. Le journaliste Gobeze Sisay était ainsi resté 9 jours en , dans des conditions d’incarcération qui demeurent troubles. L’ensemble de ces pratiques contrevient à la loi sur les médias qui interdit la détention provisoire des personnes accusées d’avoir commis une infraction par le biais des médias.
Tarikua Getachew, directeur juridique et politique à la Commission éthiopienne des droits de l’Homme (EHRC), s’est inquiété de la situation auprès de RSF : “La Commission nationale des droits de l’homme reste préoccupée par les détentions préventives illégales, le refus du droit de visite et certaines des conditions de détention. Nous appelons une fois de plus au respect de la loi sur les médias et à la libération immédiate des 18 professionnels des médias en détention.”
Un espace médiatique de plus en plus restreint
Dans un pays où l’information est endolorie par le conflit armé entre les forces gouvernementales et celles du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), ces poursuites sont préoccupantes et rendent difficile l’exercice du journalisme. Certains journalistes comme Lucy Kasa, correspondante pour plusieurs médias étrangers, dont Al-Jazeera, ont été contraints de s’exiler pour échapper aux menaces qu’ils reçoivent à cause de leurs enquêtes. Début 2021, la journaliste avait été violemment agressée à son domicile et accusée par ses agresseurs de “propager des mensonges” et de soutenir “la junte du Tigré”.
Les journalistes étrangers ne sont pas épargnés. Le 16 mai dernier, Tom Gardner, correspondant pour The Economist, s’est vu retirer son accréditation et a été contraint de quitter le pays. Un an auparavant, le correspondant du New York Times, Marks Simon, avait également été forcé de quitter le pays, sans avertissement préalable ni explication officielle de la part des autorités.
Malgré les promesses du Premier ministre Abiy Ahmed de créer des médias “dynamiques et bien préparés à promouvoir la paix et la coexistence dans le pays”, l’espace médiatique rétrécit en Éthiopie. Au mois d’avril, la chambre basse du gouvernement éthiopien, avait désigné les neuf nouveaux membres de l’Ethiopian Media Authority (EMA), l’organe de régulation et de contrôle des médias dans le pays, dont les noms lui avaient été transmis par le Premier ministre. Une nomination constituant une nouvelle infraction de la loi sur les médias qui consacre l’autonomie de l’EMA et l’interdiction de nommer des membres ou employés de partis politiques à son Conseil. En 2021, l’EMA a notamment révoqué l’accréditation du très populaire Addis Standard. Elle est également restée silencieuse face à l’arrestation de 10 journalistes, accusés de complicité avec le Front de Libération du Peuple Tigréen (TPLF).