RSF s’inquiète de la tendance des blocages d’Internet compromettant le travail des journalistes en Afrique subsaharienne
Alors que la journée internationale de l’accès universel à l’information est célébrée ce jeudi 28 septembre, Reporters sans frontières (RSF) alerte sur une tendance inquiétante en Afrique subsaharienne : le blocage de l’accès à Internet et aux sites d’information. Cette année, 12 coupures délibérées ont privé de leur droit à l’information des millions de personnes.
C’est notamment pendant les périodes électorales ou des troubles socio-politiques que les journalistes africains peuvent faire les frais de blocages de l’accès à Internet qui privent des millions de citoyens de leur droit à l’information. L’ONG de défense des droits humains Access Now et la coalition #KeepItOn ont documenté au moins 12 incidents de coupures d’Internet dans six pays d’Afrique subsaharienne depuis le début de l’année (Sénégal, Gabon, Mauritanie, Éthiopie, Zimbabwe et Guinée). Cette tendance alarmante a évidemment des conséquences sur le travail des journalistes.
“Qu’il s’agisse du Zimbabwe, du Sénégal, de l’Éthiopie ou du Gabon, les coupures d’Internet perturbant les flux d’information et entravant la mission d’informer des journalistes, ainsi que les blocages de sites d’information, ont pris de l’ampleur ces dernières années en Afrique subsaharienne. Certains gouvernements les utilisent comme arme pour violer, entre autres, l’accès à l’information et la liberté de la presse pendant des moments-clés de la vie nationale. Nous leur demandons de cesser ces pratiques liberticides et rappelons notre vigilance, ainsi que l’existence de notre opération Collateral Freedom pour contourner les mesures de suspension arbitraire de sites d’information.”
Sadibou Marong
Directeur du bureau Afrique subsaharienne de RSF
Les élections sont des moments privilégiés par certains gouvernements pour couper l’accès à Internet. Dernier exemple en date, le Gabon : peu avant la fin du scrutin du 26 août 2023, le gouvernement avait annoncé un certain nombre de mesures, dont la coupure d’Internet. Pour Sophie Éyégué, journaliste indépendante basée dans le pays, en coupant Internet le jour des élections, les autorités “faisaient taire les médias”. “Le soir des élections générales du 26 août 2023, alors qu’elles s’étaient déroulées dans un contexte délétère, le gouvernement gabonais a coupé ce qui nous reliait à l’actualité. D’abord l’accès aux médias français RFI, TV5Monde et France 24, puis, le plus important pour nous journalistes, Internet. D’un coup, impossible de savoir ce qu’il se passait dans le pays ou même dans le quartier d’à côté alors même que c’était ma mission de rendre compte de la situation aux médias pour lesquels je travaillais”, déplore-t-elle.
En pratique, les coupures compliquent le travail des journalistes, comme ce fut le cas au Zimbabwe, le 23 août, jour des élections générales. La veille, l’observatoire Netblocks et d’autres médias ont signalé une détérioration de la qualité de l’accès à Internet, privant de nombreuses personnes de leur droit d’accès à l’information. Certains journalistes des pays affectés ont confirmé à RSF avoir eu recours à “toutes sortes de solutions” pour transmettre leurs articles : “Je devais dicter mes articles. Cela nous faisait perdre un temps fou, sans compter le fait que je passais à côté de nombreux détails. Je n’ai pas pu proposer d’éléments aux radios avec lesquelles j’avais l’habitude de collaborer car je n’avais pas la possibilité de leur envoyer les éléments sonores. J’avais un sentiment d’impuissance”, confie Sophie Éyégué.
Troubles socio-politiques, conflits
De la Guinée au Sénégal ou du Tchad à l’Éthiopie, les coupures d’Internet, pendant les perturbations socio-politiques ou les conflits, ont eu de lourdes conséquences sur l’exercice du journalisme. Le rédacteur en chef du média en ligne sénégalais Pressafrik, Ayoba Faye, confirme à RSF les répercussions subies en juin 2023 quand les autorités ont coupé l’accès à Internet sur téléphone via les données mobiles. “Sur le terrain, il était impossible pour mes reporters de couvrir les manifestations en direct. Et comme la plupart des journalistes n’ont pas le Wifi chez eux, le travail à distance n’était plus possible. Il nous fallait rester au bureau jusque tard dans la nuit pour traiter des éléments, avant de rentrer et d’attendre le lendemain pour continuer”, explique-t-il.
En Éthiopie, où sont persécutés les journalistes qui couvrent les tensions au nord du pays, dans la région d’Amhara, la connectivité était largement indisponible en août, d’après Cloudflare Radar, une plateforme qui établit un monitoring des tendances et informations sur le trafic Internet mondial. Toutes ces situations font dire à Felicia Anthonio, responsable de la campagne #KeepItOn de l’ONG Access Now, que les gouvernements africains utilisent de plus en plus les coupures d’Internet comme une arme, en particulier lors de moments nationaux clés, de manifestations, d’élections et même de conflits. Selon elle, le manque d’accès à l’information peut mettre des vies en danger et aggraver considérablement des situations déjà incertaines. “Plus troublant encore est le fait que la coupure d’Internet empêche les journalistes, les défenseurs des droits humains et d’autres acteurs clés d’assumer leur rôle de surveillance, mettant ainsi en danger la liberté de la presse et les droits humains. L’accès à l’information est un droit essentiel qui doit être protégé à tout moment”, analyse-t-elle.
Collateral Freedom, pour contourner la censure
Outre les coupures d’accès à Internet, certains sites d’information sont bloqués dans plusieurs pays, souvent par les autorités pour “l’intérêt supérieur de la Nation”. Le cas le plus récent est celui du média d’actualités Jeune Afrique, au Burkina Faso, suspendu depuis le 25 septembre et jusqu’à nouvel ordre après la parution d’articles abordant des tensions au sein de l’armée jugés “mensongers”. Avant lui, les médias français d’information Radio France Internationale (RFI) et France 24 avaient été suspendus jusqu’à nouvel ordre par la junte burkinabè en décembre 2022 et mars dernier. La chaîne de télévision LCI a, pour sa part, été suspendue pour trois mois en juillet. Les médias avaient tous abordé des sujets en lien avec la présence de terroristes dans le pays. Au Mali également, en mars 2022, la junte a ordonné la suspension de RFI et de France 24 après une enquête en deux volets du premier média sur des exécutions sommaires et pillages présumés commis par les forces armées maliennes et les forces sécuritaires russes les accompagnant dans le cadre de la lutte contre les groupes terroristes.
En Guinée, les ondes de certaines radios, comme les stations privées Fim FM et Djoma FM, ont été brouillées en mai dernier, alors que le pays connaissait un important mouvement de contestation politique. Les sites d’information, comme Africa Guinée ou Guinée Matin, étaient également inaccessibles sans VPN. En août dernier, Guinée Matin a connu une nouvelle coupure, de même que le site d’information et d’investigation indépendant Inquisiteur.net en septembre. Mais les autorités ont nié toute implication dans ces blocages.
Face à cette situation, RSF a lancé en 2015 l’opération Collateral Freedom pour contrer la censure des médias sur Internet. Elle permet à plusieurs médias de rester en ligne grâce à la création de sites miroirs, hébergés sur des serveurs situés hors des pays où ils sont censurés. En Guinée, les deux sites d’information ont été débloqués par RSF en moins de deux semaines. L’opération a également permis le déblocage, au Mali, de RFI et de France 24. Au Burundi, le média indépendant de référence Iwacu, bloqué pendant cinq ans dans le pays, était également accessible grâce à une copie miroir créée par RSF.
L’Union africaine a adopté des instruments qui reconnaissent le droit à l’information. À ce jour, 27 pays ont adopté des lois complètes sur l’accès à l’information et 17 autres ont élaboré des projets de loi.