Un nouveau livre sur leur travail souligne le chaos de l’époque et les décisions difficiles qu’ils devaient prendre, conscients que pour chaque personne qu’ils sauvaient, beaucoup d’autres seraient tuées.
Dans « Saints and Liars » [Saints et menteurs], la Directrice du Centre d’étude de l’Holocauste, du génocide et des crimes contre l’humanité au Graduate Center de la City University of New York, Debórah Dwork, raconte l’histoire de ces humanitaires dans cinq villes clés, alors que la situation sur le terrain devenait de plus en plus désastreuse.
À l’occasion de la présentation de cet ouvrage dans le cadre de la Journée internationale de commémoration en mémoire des victimes de l’Holocauste, célébrée chaque année le 27 janvier, la responsable du programme de sensibilisation à l’Holocauste des Nations Unies, Tracey Petersen, a interviewé Debórah Dwork au Siège de l’ONU à New York. Elle lui a d’abord demandé d’expliquer le choix de son titre.
Cet entretien a été édité pour des raisons de clarté et de longueur.
Debórah Dwork : Je l’ai appelé Saints et menteurs parce que c’est ce que ces gens étaient. Ils ont fait des choses incroyables, dans un sens non religieux. Ils ont fait des choses miraculeuses. Ils ont sauvé des gens, soit en les aidant à avancer, à prendre la mer, à trouver un port sûr, soit en les nourrissant, en les habillant et en les hébergeant.
En même temps, ils ont presque tous menti. Ils ont enfreint les règles et joué avec la vérité pour atteindre leurs objectifs.
Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?
Debórah Dwork : Je voulais raconter l’histoire d’Américains qui se sont rendus en Europe alors que tous ceux qui s’inquiétaient du danger essayaient d’en partir. Leur première idée était de mener des activités de secours, mais leur mandat s’est transformé en tentative de sauvetage. Je voulais savoir qui ils étaient et ce qui les avait motivés.
Nous commençons à Prague, en 1939, avant la déclaration de guerre et bien avant l’entrée en guerre des États-Unis. Qu’est-ce qui a poussé Waitstill et Martha Sharp à agir ? Il s’agissait d’un couple d’unitariens mariés envoyés en Tchécoslovaquie par leur église.
La situation ne cessait d’empirer pour les opposants politiques au régime nazi et pour les Juifs. Pourtant, les Sharp sont restés pour aider et ont commencé à s’engager dans des activités illégales dans l’espoir de sauver des vies.
Le monde extérieur savait-il ce qui se passait en Tchécoslovaquie à cette époque ?
Debórah Dwork : La perte de la région des Sudètes faisait partie du pacte de Munich, un accord signé par les principaux dirigeants européens, qui ont cédé toute une partie de la Tchécoslovaquie sans qu’un seul coup de feu ne soit tiré.
Comme vous pouvez l’imaginer, cette affaire a fait les gros titres, et c’est le pacte de Munich qui a pour la première fois galvanisé les dirigeants unitariens de Boston en leur faisant dire : « Nous devons faire quelque chose : les Allemands se sont emparés des Sudètes. Les réfugiés fuient vers Prague. Ils ont besoin d’aide. Ils ont besoin de vêtements. Ils ont besoin d’un abri. Ils ont besoin de soins médicaux. Ils ont besoin de nourriture ».
Le travail de ces travailleurs humanitaires américains était-il dangereux ?
Debórah Dwork : Waitstill Sharp a dit que les Yankees aiment ‘patiner sur de la glace fine’. A l’instar des transactions monétaires illégales qu’il menait parce qu’il était très difficile de trouver de l’argent pour payer les activités de sauvetage. Ces activités lui aurait valu au moins d’être emprisonné et probablement torturé, si elles avaient été découvertes par le régime.
Pourquoi les réfugiés sont-ils allés à Shanghai et d’où venaient-ils ?
Debórah Dwork : Même avant la guerre, les Juifs et les dissidents politiques d’Allemagne, d’Autriche et de Tchécoslovaquie occupées par les Nazis cherchaient désespérément à quitter l’Europe et à se mettre à l’abri.
Il se trouve que Shanghai était justement ce type d’endroit, car ils n’avaient pas besoin de visa pour y débarquer. Ainsi, lorsque la guerre a éclaté en janvier, en septembre 1939, quelque 20.000 réfugiés se sont retrouvés à Shanghai, qui était sous domination japonaise depuis 1937.
Le département d’État américain et le Comité conjoint juif américain de distribution (JDC) ont envoyé Laura Margolis à Shanghai pour les aider à rejoindre leur prochaine destination, mais la guerre est intervenue et elle s’est retrouvée dans une ville sous occupation avec très peu de ressources pour les aider à subvenir à leurs besoins.
Ils avaient besoin de soins médicaux, de nourriture et d’un abri. Les enfants avaient besoin d’être scolarisés. D’une manière ou d’une autre, elle a dû essayer de répondre aux besoins de cette communauté coupée du reste du monde.
Les chiffres sont stupéfiants. Il y avait des femmes, des enfants, des réfugiés, une terreur incroyable, de l’anxiété, des refus de visas… Les travailleurs humanitaires se sont-ils demandés s’ils se laissaient influencer par leurs émotions et s’ils n’aidaient pas certaines personnes alors qu’ils auraient dû en aider d’autres ? Peut-on percevoir leur désarroi ?
Debórah Dwork : Absolument. Il y avait des milliers et des milliers de personnes qui avaient besoin d’aide. Lorsque vous vous réveillez le matin, de quel cas allez-vous vous occuper ? Quels étaient les critères ?
Les Unitariens avaient des critères spécifiques : ils voulaient sauver des personnes qui aideraient à rétablir des gouvernements démocratiques une fois la guerre terminée. Bien entendu, il s’agissait principalement d’hommes, de la classe moyenne ou de la classe moyenne supérieure. La plupart du temps, ils étaient bien éduqués. Telle était l’idée. Mais la vie sur le terrain avait sa propre dynamique. Et à Prague, Martha et Waitstill ont fini par aider toutes sortes de personnes.
Les Quakers, en revanche, n’avaient pas ce genre de calcul. Leur objectif était d’aider tous ceux qui en avaient besoin. Il s’agissait là d’une différence nette et distincte entre l’agenda des Unitariens et celui des Quakers. En fait, ils s’agaçaient mutuellement, les Unitariens disant que les Quakers n’avaient pas de principes, et les Quakers disant que les Unitariens n’avaient pas de principes.
À bien des égards, ces histoires révèlent qu’un sauvetage réussi n’est parfois qu’une question de chance et de timing.
Debórah Dwork : Nous savons tous à quel point l’imprévisible et l’irrationnel affectent nos vies. La chance, le timing, les circonstances fortuites, la passion, les sympathies, les antipathies.
Mais lorsque nous pensons au passé, nous éliminons ces facteurs. Nous pensons que les choses sont arrivées pour une raison. Parfois, elles sont arrivées pour une raison, mais parfois aussi par accident.
Espérons que nous pourrons tirer des leçons de ces événements et dire que l’action est possible, que les opérations sont possibles, que l’initiative est possible