Nous connaissons désormais l’étendue des dommages que le totalitarisme peut causer à un pays. Il nous reste à explorer les effets de ces régimes sur les esprits guinéens. Alexandre Zinoviev a décrit l’Homo soviéticus, produit du totalitarisme soviétique, comme l’incarnation de l’incapacité à assumer des responsabilités, à prendre des initiatives, à affronter le risque, à se battre ou, tout simplement, à régler ses propres affaires. Mais, en Guinée, un mal plus profond semble sévir : la perte des valeurs collectives, sans lesquelles aucune société libre n’est viable, surtout face aux épreuves qu’elle traverse.
Les observateurs revenant des pays de l’Afrique de l’Ouest sont souvent consternés par un rejet de toute discipline, un désintérêt pour le travail, une indifférence au bien public, et une perte des références morales, qui ne laissent place qu’à l’individualisme et à la médiocrité. Ces stigmates de l’asservissement sont très ancrés chez les Guinéens. Cependant, il ne faut pas oublier que l’euphorie des libérations, en Guinée, est souvent de courte durée. Quelle force d’adhésion et de cohésion restera-t-il lorsque cet élan s’essoufflera ?
Les peuples d’Afrique de l’Ouest ont tout entendu en matière de promesses et de grands discours. Leurs dirigeants n’avaient à la bouche que des idéaux nobles et des valeurs élevées, accompagnés de promesses grandioses. La propagande officielle a usé et abusé des bons sentiments et des promesses insensées : « Démocratie pour Dictature », « Égalité pour Privilège », « Parti pour Bureaucratie », « Victoire pour Échec », « Progrès pour Régression ». L’histoire et l’actualité offrent une panoplie de régimes despotiques et inefficaces. Tant qu’à naître pauvre, il vaudrait peut-être mieux voir le jour à Dakar ou Abidjan qu’à Conakry ou Bamako. Mais personne n’a jamais prétendu que les bidonvilles nigérians ou l’enfance abandonnée au Ghana représentaient l’avenir de l’Afrique de l’Ouest. Ici, les maux sont connus et clairement identifiés.
La spécificité de la Guinée est d’avoir atteint une sorte de tartuferie schizophrénique, où l’élévation du discours masque souvent la réalité la plus vile. Depuis Sékou Touré jusqu’à Lansana Conté, les nouveaux dirigeants ont été contraints de reprendre les mêmes phrases et les mêmes démonstrations que leurs prédécesseurs, avec peut-être un peu moins d’arrogance et de triomphalisme. Pourront-ils redonner de la crédibilité à des mots si longtemps galvaudés ? Pourront-ils dire autre chose que ce que les gens ne veulent plus entendre ? Rien ne peut réussir sans un minimum de cohésion sociale. Toutes les blessures matérielles sont réparables, à condition que les blessures morales ne soient pas irréversibles. Les victimes de telles manipulations peuvent-elles encore croire, respecter, s’engager, se donner, se battre ? Leur avenir dépend de cette réponse.
En conclusion, nous ne savons pas encore comment les plaies des régimes politiques en Guinée se guériront, mais ce que nous avons appris d’autres traumatismes invite au pessimisme. Un pays comme la Guinée, que l’histoire et la géographie semblaient destiner au bonheur, n’a-t-il pas été frappé à mort par les excès de la démagogie, de l’incurie et de la corruption ? Le plus dramatique dans un tel naufrage n’est pas l’état du navire, mais celui de l’équipage. Un peuple qui a été trompé à ce point peut-il encore se ressaisir ? Il arrive un stade où l’abus de conscience tue la conscience, où les contrevérités tuent la vérité, où la malhonnêteté tue l’honnêteté ; un moment où l’on a tellement manipulé la conscience collective qu’elle en est devenue sourde, aveugle et muette. Souhaitons que la nature humaine soit toujours plus forte que la duplicité des hommes.
Dr Aliou Bah