S’il existe un village en Afrique de l’Ouest qui illustre parfaitement la manière dont une histoire non résolue peut hanter le présent, c’est bien Yenga. Modeste communauté agricole nichée sur les rives de la rivière Makona, Yenga se trouve, depuis plus de deux décennies, à la croisée incertaine d’une solidarité fraternelle et d’une méfiance persistante entre la Sierra Leone et la Guinée.
Ce conflit ne concerne plus simplement une portion de territoire—s’il ne l’a jamais été. Il s’agit désormais de vies suspendues, de familles divisées par l’incertitude, et de deux gouvernements pris dans une valse diplomatique répétitive.
Et voilà que les tensions reprennent.
Des rapports récents émanant de chefs locaux et d’habitants des zones frontalières accusent les forces de sécurité guinéennes d’avoir repris leurs patrouilles et érigé des campements temporaires du côté sierra-léonais de la frontière. Si cela est avéré, il s’agirait d’une grave entorse aux accords antérieurs, risquant de compromettre des années de progrès fragile.
Soyons honnêtes. On a l’impression d’assister à une vieille pièce de théâtre—même acteurs, même scénario, seule l’année change.
Souvenons-nous : l’armée guinéenne est entrée à Yenga en 2001 pour aider la Sierra Leone à repousser le Front Révolutionnaire Uni (RUF). Ce geste de solidarité fut salué à juste titre. Mais plus de vingt ans et au moins trois accords formels plus tard (2002, 2005 et 2012), on parle encore de présence militaire, on débat encore des cartes, et l’on continue à faire semblant que les habitants de Yenga peuvent envisager un avenir dans une incertitude permanente.
Le problème ne réside pas dans l’absence de dialogue, mais dans l’inaction. Les présidents des deux pays, passés et actuels—y compris Julius Maada Bio et le colonel Mamadi Doumbouya—ont réaffirmé à plusieurs reprises leur volonté de régler ce différend. Pourtant, les habitants de Yenga vivent toujours comme si la souveraineté n’était qu’une théorie débattue dans de lointaines capitales, et non une réalité concrète régissant leur quotidien.
Voici la vérité : lorsque la volonté politique faiblit, le vide est comblé par la tension, les rumeurs, et parfois, la présence armée. Les différends frontaliers ne se règlent pas d’eux-mêmes. Ils s’enveniment.
Il est temps de dépasser la diplomatie spectacle. Le véritable leadership exige des actions audacieuses et concrètes. En voici quelques-unes :
1. Ressusciter et renforcer la Force conjointe de mise en œuvre à la frontière
Les accords du passé ne doivent pas rester lettre morte. Une Force conjointe de mise en œuvre—composée d’acteurs militaires, civils et communautaires—doit être réactivée immédiatement. Elle devra surveiller la conformité, documenter les violations, et envoyer des rapports mensuels à la CEDEAO et à l’Union africaine. Ce n’est pas une mesure radicale. Elle s’impose depuis longtemps.
2. Déployer une mission régionale de paix neutre
La CEDEAO dispose à la fois de la capacité et du mandat. Si elle peut envoyer des observateurs électoraux, pourquoi pas dans des zones frontalières sensibles ? Une mission d’enquête conjointe CEDEAO/Union du Fleuve Mano devrait se rendre à Yenga, recueillir des preuves, et faciliter un dialogue direct entre Freetown et Conakry.
3. Impliquer les populations – Sérieusement, cette fois
Personne ne comprend mieux la souffrance et le potentiel de Yenga que ses habitants. Il faut créer un Forum communautaire pour la paix à Yenga, rassemblant chefs traditionnels, femmes, jeunes, et leaders religieux des deux pays. La paix ne doit pas rester une abstraction diplomatique mais devenir une réalité vécue.
4. Faire de Yenga une zone pilote de prospérité transfrontalière
Et si on changeait de paradigme ? Plutôt que de se disputer sa souveraineté, pourquoi ne pas transformer Yenga en zone économique conjointe ? Marchés partagés, coopératives agricoles, écotourisme, centres agro-industriels alimentés par l’énergie solaire… Avec l’appui de la CEDEAO et de la Banque africaine de développement, Yenga pourrait devenir un modèle d’intégration régionale.
5. Laisser l’arbitrage international en ultime recours
Personne ne souhaite porter ce différend devant la Cour internationale de Justice. Mais parfois, une instance neutre est le seul moyen d’en sortir. La CIJ peut offrir un jugement définitif—à condition que les deux parties s’engagent à le respecter et à apaiser la rhétorique nationaliste.
Yenga n’est pas qu’un point sur la carte. C’est un test de la relation de voisinage entre la Guinée et la Sierra Leone. Choisirons-nous l’histoire partagée et la fraternité, ou bien la suspicion militarisée ?
C’est aussi un test pour la diplomatie panafricaine. Nous ne pouvons exiger le respect sur la scène mondiale si nous sommes incapables de résoudre nos propres différends. Les problèmes africains méritent des solutions africaines—et une urgence africaine.
Plus nous tardons, plus le coût sera élevé. À Yenga, des enfants grandissent sans savoir s’ils sont Sierra-Léonais ou Guinéens. Les agriculteurs ne savent à qui payer leurs impôts. Les commerçants n’osent pas transporter leurs marchandises. Ce n’est pas de la gouvernance. C’est un purgatoire.
Alors, Président Bio, Président Doumbouya—faites en sorte que ce soit la dernière fois que Yenga fasse la une pour de mauvaises raisons. Que ce soit le moment où vous avez choisi la dignité au lieu du report. Que Yenga soit enfin reconnue comme l’étincelle qui aura ravivé l’engagement continental pour la paix, la souveraineté et une gouvernance intelligente.
L’Afrique vous observe.
Par Thierno Mohamadou Diallo,
enseignant-chercheur à l’Université Général Lansana Conté de Sonfonia-Conakry